Loin, dans les bois, j’ai coupé une branche noire,
assoiffé j’ai porté son murmure à mes lèvres :
était-ce donc la voix de la pluie qui pleurait,
une cloche brisée ou un cœur mis en pièces?
Quelque chose qui de si loin m’est apparu,
enfoui dans sa lourdeur, recouvert par la terre,
ce sont cris assourdis par d’immenses automnes,
par la nuit entrouverte, humide des feuillages.
Alors, se réveillant du rêve végétal,
la branche du coudrier a chanté sous ma bouche
et son errante odeur grimpa dans mon esprit
comme si tout d’un coup me cherchaient les racines
abandonnées, la terre perdue, mon enfance,
et je restai, blessé du parfum vagabond.
Pablo Neruda La Centaine d’amour
Claude Evrard, L’Arbre de Lumière, Peinture 2009, Artmajeur Art Gallery
Deux textes courts, plaisants saisis dans les airs au cœur d’un bleu azur intense parsemé de nuages soyeux d’un blanc immaculé, ou d’un rose tendre, denses et élégamment ourlés de rayons solaires, ou l’envie irrésistible de s’enfouir dans leur douce, profonde et moelleuse texture… sauter sur l’un puis sur l’autre, et puis encore sur un autre avec légèreté et délicatesse sans craindre de tomber dans le vide, oublieux de la température glaciale extérieure… un univers aérien propre à débrider, fluidifier les pensées, à entrouvrir leur frileuse coquille pour s’y introduire doucement, effleurer leur tumulte, leur émoi, les rejoindre par delà le hublot, par delà les feux de la rampe dans ces univers ouverts qui se déploient loin, très loin vers le point d’horizon, mais y en a-t-il un par ici?… parmi des passagers affairés, excités, bavards, distraits, ou détachés, indifférents, imperméables à ce foisonnement, cet enchevêtrement, ce réseau dynamique de pensées, de fluide, de vie intérieure… un univers inversé…
La clef des songes
Depuis quelques mois déjà, j’avais définitivement refermé le couvercle de mon piano: des touches noires et blanches ne surgissent que du gris, la couleur de la mine de mes crayons et celle des traces de gomme qui envahissaient les portées de notes. Réfléchir au mouvement de la musique, à ses accélérations, à ses ruptures, à ses silences, à ses bonds et rebonds, cloué là, au clavier, limité par le seul espace de quelques 88 touches était devenu un non-sens, alors même que toutes mes œuvres avaient jailli pendant tant d’années de cet immobilisme. Le statisme avait en effet été nécessaire à l’expression et à l’épanouissement des sons que je mettais en mouvement. Depuis ma table de travail, je circulais ainsi, dans les contrées qui ne s’inscrivent pas sur les cartes.
Sylvie Pioli, Derrière les nuages, Artmajeur Art Gallery
J’ai rapporté de ces mondes imaginaires, sans frontières, une expérience qui devenait réelle grâce aux interprètes qui les matérialisaient ensuite de leur jeu. Mais la musique que je portais en moi ces dernières semaines semblait relever d’une nature autre; elle m’était encore plus étrangère et la seule conscience de devoir donner une réalité sonore à cet idéal opprimait tout espoir de la voir surgir et de pouvoir la libérer. Même l’ardeur au travail qui m’était si coutumière et à laquelle rien ne peut s’opposer ne fonctionnait plus, tant les images colossales de l’œuvre à composer se dissolvaient dans une totale absence de pensée. Le chaos s’était emparé de moi en même temps que j’étais épuisée de ces voyages imaginaires.
Il me fallait circuler pour de vrai. il fallait que je prenne le train, le bateau, l’avion. Quelle que soit la destination, seule la durée m’importait pourvu qu’elle soit longue. Le hublot est alors devenu mon cabinet de travail. D’ici, le bleu n’est jamais totalement le même: il est en accord avec le mouvement des spectres harmoniques et des architectures sonores que j’ai en tête. De là-haut soudain, je pouvais réfléchir.
Corinne Schneider musicologue, auteure, conférencière, enseignante et productrice de radio, spécialiste de la musique du XIXème siècle et de la musique contemporaine en France.
Clouds Photograph, Illuminated fluffy pink clouds in a blue sky, Artpics
Fleurs bleues
A Cannes, au mois de mai, ce qui compte, ce n’est pas seulement le cinéma. Ce qui fait vibrer le festival, c’est tout ce que l’on ne voit pas, tout ce qui l’entoure et dont l’esprit influe sur notre réception des films. le grand hors-champ du festival porte les noms d’une certaine Provence, celle de Giono qui n’a décidément rien à voir avec celle de Pagnol: corniche d’Or et roches d’albâtre, lune pelée et nid d’aigle de Gourdon, gorges du Loup et tout l’arrière-pays niçois des buchidindrons où poussent les clochettes bleues des bois. A première vue, nulle place sur la croisette pour ce décor de rêves que l’on ne prend jamais le temps de regarder. C’est aussi en termes de films, la grande trêve des sentiments et des bluettes, un cessez-le-feu sur l’eau de rose. Ici, dans le « bunker », on doit parler du monde, le montrer; le cinéma est un combat.
Annie Rivière, Mas en Provence dans les Alpilles, Artmajeur Art Gallery
C’est dans les interstices, entre les films, que les sentiments affleurent pourtant, au gré des conversations, des débats, des rencontres éphémères. Les festivaliers ont toujours beau se plaindre que le temps passe trop vite à Cannes, que l’on voit trop de films, que l’on n’a jamais le temps d’en passer ensemble, demandez autour de vous: il y a toujours une amitié de mai qui a poussé et fleuri pendant le festival. C’est là, le premier jour de mon premier Cannes, que j’ai rencontré mon meilleur ami, qui est aujourd’hui le parrain de mon fils. Il attendait comme moi, entre deux files d’attente, en regardant son programme et en s’interrogeant aussi sur le désir de tout abandonner, de tout quitter pour aller cueillir des scilles campanulées dans les champs et passer voir les dernières toiles peintes par de Staël avant sa mort à Antibes. Il faudrait un jour filmer le festival de l’intérieur comme de l’extérieur, en enregistrer les secousses intimes et les mythologies alentour, sentir comme Cannes ne serait pas le cœur du cinéma mondial sans le sylphe de la Provence.
Frederic Mercier critique de cinéma, membre de la revue Transfuge
Marine Bonzom, Sylphe, Pigments Naturels, Acrylique 80 x 60 cm, 3D, Médias Mixtes sur toiles, marinebonzom.com