Le cancre

Il dit non avec la tête
Mais il dit oui avec le cœur
Il dit oui à ce qu’il aime
Il dit non au professeur
Il est debout
On le questionne
Et tous les problèmes sont posés
Soudain le fou rire le prend
Et il efface tout
Les chiffres et les mots
Les dates et les noms
Les phrases et les pièges
Et malgré les menaces du maître
Sous les huées des enfants prodiges
Avec des craies de toutes les couleurs
Sur le tableau noir du malheur
Il dessine le visage du bonheur

Jacques Prévert

rentréedangerecole.blogspot.com

Ce matin, je me suis préparée comme à mon habitude pour aller au lycée qui fait aussi collège. J’aime bien ma vie de lycéenne, et je suis contente d’y retrouver les copines, certains professeurs que j’apprécie, la cour agrémentée d’un grand cerisier sous lequel il y a des bancs pour celles qui préfèrent bavarder assises… Une journée très chargée aujourd’hui. Heureusement que les deux heures de sport vont nous aérer l’esprit, surtout que c’est juste après le cours de maths, deux heures dès le matin ! Quel supplice que cette crainte d’être envoyée au tableau ! J’aurai beau me cacher derrière les camarades, mettre des couleurs discrètes, faire semblant d’être complètement absorbée par le contenu de mon cartable, faire mine de ramasser une gomme ou un crayon tombés presque par inadvertance par terre, user de tous les subterfuges… Rien n’y fait ! Quand ça me tombe dessus, ben ça fait mal…

Caricature-ecole-Babouse[1]laclassededavidnoel.com

Nous voilà dans la salle de cours. Vivent les maths ! Aujourd’hui, le prof nous rend les copies d’un devoir sur table, et annonce qu’on va le corriger ensemble. Au tableau précise-t-il ! Super ! Il rajoute que les résultats sont en dessous de tout. Affligeant ! Quelques rares copies sauvent la mise. Affolant ! Il promène un regard acéré à travers la salle, à l’affût d’une proie. Je me lance dans des incantations à voix basse : « ettlamès ! ettlamès ! ettlamès !» (Que la nuit voile ton regard). Je me tasse sur ma chaise, rentre la tête dans mon cou. Je sens son regard fouineur, inquisiteur s’attarder de ce côté-ci. « Ettlamès ! Ettlamès ! Il passe ! Ouf, mon sortilège a fonctionné ! Oh non ! Il revient à la charge ! Cette fois-ci, il me regarde moi précisément, affiche un sourire sournois. Fichue chance et fichu sortilège ! Sûr qu’il va pas me louper ! « Mademoiselle ? Oui ! Vous ! Allez au tableau nous éclairer de vos lumières ! »

papynet.eklablog.

Mes lumières se sont éteintes ! Complètement ! D’un coup ! La vraie scoumoune ! En plus, il se moque ! J’avais totalement loupé mon devoir sur table ! Il le savait puisqu’il a corrigé les copies ! Ah indigne professeur ! Que ne puis-je l’envoyer sur les roses ! Plutôt, sur les cactus tiens, ça lui ferait les pieds ! Je déglutis. Polie, je tente de l’en dissuader, de le convaincre que ce serait pure perte de temps, je ne saurais pas résoudre ce qu’il y a à résoudre, je n’y comprends rien, et je ne sais par quel bout prendre ce machin. Tu parles ! Autant parler à un mur ! D’ailleurs, les murs ne sont pas aussi insensibles qu’on le dit, ils peuvent aussi craquer, et même s’effondrer ! Mais pas lui ! Loin de le faire fléchir, mes supplications ne font que le conforter dans sa décision de m’envoyer au casse-pipe ! Sadique va ! J’essaie de résister encore… Il hausse le ton. Ben, voyons, des menaces maintenant ! Je capitule. Bon, puisque c’est comme ça… Déjà, je commence par prendre tout mon temps pour me lever, et encore plus pour aller à ce maudit tableau. Il écume. Bien fait ! C’est ma petite vengeance, à moi. Enfin, j’arrive devant le tableau après avoir bien traîné.

La bosse des mathsau commencement - Centerblog 2

Le professeur est au fond de la salle. Je me tourne vers lui, dos au tableau, croise les bras et plante mes yeux dans les siens d’un air de défi. Moi, de toute façon, je ne sais pas du tout comment m’y prendre avec ce fichu problème, alors j’ai tout mon temps, jusqu’à la sonnerie de fin de cours s’il le faut. Lui, il a un programme et un temps à respecter. Il sera bien obligé à un moment ou à un autre de me renvoyer à ma place ! Tout le monde attend que je me lance, y compris le prof. Vous pouvez toujours attendre ! Il y en a qui sont morts comme ça, à attendre ! Les minutes passent… longues…interminables… Ça s’avère finalement plus compliqué que je ne pensais. Très inconfortable. Trop tard !

memoire-en-eveil grs-chauffailles.com

Impossible de faire marche arrière ! La tension commence à monter et devient perceptible. Je me sens toute moite. Je ne cèderai pas ! Lui non plus ! Il se contient. Beaucoup ! « Echchah fik (bien fait pour toi), ça t’apprendra ! » Les minutes s’écoulent… lentement. Elles prennent un malin plaisir à s’étirer, à se détendre à l’infini. Je vais craquer. Non, tiens bon ! Encore un peu ! Je vais perdre contenance. Non, redresse la tête, les épaules, respire un grand coup. Enfin, il vocifère : «ce n’est pas moi qu’il faut regarder, mais le tableau !» Gagné ! Je rétorque, l’estomac retourné, le cœur au bord des lèvres : « Si vous voulez, mais ça ne changera rien, je ne saurais pas plus le résoudre en regardant le tableau ! » Insolente je le suis ! Furieux, il l’est ! Je me tourne vers le tableau. Le manège continue. Je suis de plus en plus tendue, mon cœur n’en peut plus de ramer, ma tête bourdonne un peu. Ça ne se voit pas. Enfin je crois ? Le temps s’égrène, interminable. Le bras de fer perdure… Usant ! Ah mais, quelle idée de s’être fourrée dans une telle impasse ! Le doute s’installe, mon assurance vacille…

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Ubuesque cette situation ! Moi, les bras croisés à regarder ces chiffres et formules arrogants, refusant de me livrer leur secret, le prof, un demi-sourire ironique et même sardonique aux lèvres savourant je ne sais quoi, les camarades perplexes, certaines d’entre elles agitant frénétiquement le bras et le levant si haut qu’elles risquent de se le déboiter, et tout ça pour passer au tableau ! Lui, qui fait celui qui ne les voit pas. Ah, j’te jure ! Une petite poignée de camarades bienveillantes du premier rang tentent de m’aider en me soufflant des choses que je ne comprends pas. Tout rebondit sur mon esprit hermétiquement clos. Je ne pourrai jamais tenir jusqu’à la sonnerie. Trop dur ! J’ai follement envie de mettre les bouts. Et advienne que pourra.

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Heureux, lui ! Il jubile. Sadique, il entretient son plaisir, prolongeant par la même ma torture. Sa revanche est totale ! Revanche de quoi d’abord ? De plus, il ne se prive pas de faire des remarques désobligeantes du genre, « alors, cette lumière, ça vient ? », ou « on n’a pas que ça à faire », « mais, réfléchissez, bon dieu ! » ! Il est très grossier parfois. Une fois, il m’avait fichue dehors et m’avait accompagnée d’un coup de pied que j’avais esquivé de justesse ! Tout ça, parce que j’échangeais deux, trois mots avec ma voisine de table, à propos du cours en plus ! Gonflé quand même ! Non, c’est pas une blague ! J’étais choquée, révoltée ! Bourreau d’ados, va ! Curieusement, il est apprécié de ses élèves. Pour toute autre chose que les maths, j’entends ! Beaucoup ont un petit faible pour lui, et même un gros, je dirais ! C’est vrai qu’il est pas mal. Jeune, beau, sympathique quand il lui arrive de l’être. Ça suffit pour emballer les esprits et les cœurs des ados. Dans l’autre classe, il y en a qui sont sérieusement amoureuses de lui, et elles le lui montrent en plus ! Elles passent leur temps à s’arranger, à rêvasser, à faire des yeux de merlan frit pendant ses cours. Dans notre classe aussi du reste, mais pas autant. La prof de français nous a dit que c’était sa toute première expérience dans l’enseignement. C’est lui qui a souhaité venir en Algérie. Il y est resté très longtemps, s’y est marié aussi avant de repartir en France.

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Où en étais-je déjà? Ah, oui, cette histoire de tableau devant lequel j’étais scotchée !! Eh bien, lassé et commençant à s’ennuyer ferme, le prof me dit dédaigneux : « allez, allez à votre place, je vous ai assez vue pour aujourd’hui ! » Tomber de rideau. Le spectacle prend fin. Je suis épuisée. Il passe au numéro suivant : « Mademoiselle C., voulez-vous passer au tableau ! » Je prends à nouveau tout mon temps pour regagner ma place, la tête haute. Il faut rester digne que diable ! La demoiselle en question ne se fait pas prier. Elle se précipite, elle court, elle vole, radieuse ! Oh, ça va, pas la peine d’en faire des tonnes ! La voilà au tableau. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, elle fait sa démonstration. Trop facile pour elle ! On n’entend que le bruit ininterrompu de la craie sur le tableau, et sa voix ponctuant le déroulé de sa démonstration. Elle finit, regarde le prof, un énorme sourire lui barrant toute la face. Fière, altière, hautaine. Pas modeste pour un sou ! Bon, d’accord ! Je suis un peu jalouse, un peu hargneuse. Normal, non ? Le professeur la félicite abondamment, et en rajoute encore une couche, exprès, histoire d’enfoncer le clou ! La camarade n’en peut plus. Elle jubile elle aussi. Oh, ça va ! Pas de quoi pavaner, c’est qu’un exercice de maths après tout. Tu feras moins la fière quand on sera en cours de français ! Le français et toi, ça fait deux, tout comme moi avec les maths !

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Je me sens quand même malmenée, et j’ai envie de pleurer. La boule que j’ai dans la gorge me fait mal. Je ne comprends pas pourquoi ce prof a pris autant de plaisir à me mettre en difficulté. Parce que je lui ai tenu tête ? Mais non, puisqu’il m’avait désignée avant. En tout cas, pas question de verser la moindre larme ! Il serait trop content ! Pompon pour moi, cerise pour lui! Eh ben non, que dalle ! Pfffff !!! Vivement la fin du cours que j’aille me défouler en sport avec Mademoiselle B. Elle, elle est toujours souriante, dynamique, débordante d’énergie, et ne met jamais personne en difficulté, même pour le saut en hauteur !

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Et pour le sourire…

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