Réédition du 10 octobre 2018
On aurait tort de sous-estimer le pouvoir de la société civile, des citoyens car c’est en effet par leurs voix, leurs actions que sont mises au jour les vérités que l’on veut taire, oublier, effacer des mémoires, de l’histoire. Et si on soulevait les tapis somptueux des salons luxueux, confortables des pouvoirs mensongers et dormant du sommeil du juste, on serait horrifiés de ce que l’on y découvrirait.
Hannah Arendt, dans son ouvrage sur le système totalitaire décrit très justement cette volonté des pouvoirs en place de distordre, pervertir, maquiller, faire disparaître toute trace de ce qui dérange, ce qui accuse, noyant la vérité dans des eaux profondes et troubles, la rendant inaccessible, et servant en lieu et place une pseudo « vérité » fabriquée cyniquement de toute pièce: « Avant que les chefs de masse prennent le pouvoir pour plier la réalité à leurs mensonges, leur propagande se distingue par un mépris radical pour les faits en tant que tels : c’est qu’à leur avis, les faits dépendent entièrement du pouvoir de celui qui peut les fabriquer. […] Les criminels sont châtiés, les indésirables disparaissent de la surface du globe ; la seule trace qu’ils laissent derrière eux est le souvenir de ceux qui les connaissaient et les aimaient, et l’une des tâches les plus ardues de la police secrète est de s’assurer que ces traces elles-mêmes disparaissent avec le condamné. » Seulement continue-t-elle, « La domination totalitaire, comme la tyrannie, porte les germes de sa propre destruction. De même que la peur et l’impuissance qui l’engendrent sont des principes antipolitiques qui précipitent les hommes dans une situation contraire à toute action politique, de même la désolation et la déduction logico-idéologique du pire qu’elle engendre, représentent une situation antisociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine. »
Des voix se sont élevées pour raconter, dénoncer l’insupportable, l’insoutenable massacre qui a eu lieu en plein cœur de Paris ce 17 octobre 1961 : ouvrages d’historiens, films documentaires, film d’animation, bandes dessinées, témoignages de soldats, d’artistes, d’associations, face à l’occultation de cette page d’une violence inouïe de l’histoire coloniale de la France. Alors que s’est-il passé depuis septembre 1961, jusqu’à ce jour fatidique du 17 octobre et bien au-delà encore ? Ce jour-là, alors que l’Algérie était à feu et à sang à quelques mois de l’indépendance, une autre bataille tout aussi horrible, sanglante se menait contre des Algériens hommes, femmes, enfants à Paris. Ils étaient environ 30 000 ce jour-là à manifester pacifiquement pour dénoncer le couvre feu raciste imposé par Maurice Papon alors préfet de Paris, à tous les Algériens et par extension à tous les Maghrébins (obligation d’être sans cesse isolé, et interdiction aux travailleurs algériens de sortir de 20h30 à 5h30, les cafés tenus par des musulmans doivent fermer à 19h…). Ces quelques documents présentés ci-dessous témoignent de la répression inouïe dont ont été victimes les Algériens manifestant pacifiquement.
La vidéo ci-dessous est le témoignage d’un soldat français, certaines images heurtent profondément ma sensibilité, comme elles peuvent heurter d’autres sensibilités, elles font partie, hélas, de la réalité indigne de l’histoire.
« Dans le monde totalitaire, la catégorie des suspects embrasse la population tout entière : toute pensée qui dévie de la ligne officiellement prescrite, et sans cesse changeante, est déjà suspecte quel que soit le champ d’activité où elle se manifeste » nous dit encore Hannah Arendt. Ce jour-là, les jours qui précédèrent et les jours qui suivirent, ont été témoins de véritables « ratonnades », ce mot devant son entrée dans le vocabulaire précisément ce 17 octobre 1961. Une véritable chasse au faciès avait été ouverte. Les historiens estiment à environ 300 le nombre de tués par balles, matraquages et noyades dans la Seine, quelques 11 730 arrestations ont eu lieu. Ce crime au cœur de l’Etat français n’a toujours pas été reconnu officiellement, alors même qu’est prônée « l’action positive » française de la colonisation dans les manuels scolaires. L’événement du 17 octobre, de gravité exceptionnelle, a fait dire à deux historiens britanniques [Jim House et Neil MacMaster, Les Algériens, la République et la terreur d’Etat, Tallandier, 2008] qu’il s’agit de la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine.
17 octobre 1961: « Une journée portée disparue… »
Deux hommes de lettres algériens écrivains, poètes brillants et deux poèmes : Rachid Boudjedra pour La pluie, et Djamel Amrani pour La frappe de la vague en modeste hommage à toutes ces victimes du silence complice…
La pluie
Tu sais hier il a plu
Sur mon âme en poisse
Et mon cœur en rage
Tu sais hier il a plu
Sur le cristal de ma fenêtre
Et sur l’arbre d’en face.
L’arbre dégoulinait
Sur la vitre striée
Des gouttes toutes glauques
Qui essuyaient en dedans de moi
Le désarroi tapi
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La frappe de la vague
La frappe de la vague
La montée des eaux,
Pluie froide sépulcrale
Le goût mordicant de la possession
Plus raide qu’une camisole
Et que la nuit s’immobilise.
Il suffit que le cœur me cogne
Pour sarcler et sarcler les souvenirs
Greffés comme vigne.
Ici le sang remplace les mots
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Une BD et un film d’animation autour du 17 octobre 1961
La Bande dessinée
« Octobre noir » – de Daeninckx et Mako (2011 – Editions ad libris), RDMT 10 novembre 2013, https://www.bdgest.com
« Paris, octobre 1961. A quelques mois des accords d’Evian et de l’indépendance de l’Algérie, Maurice Papon, préfet de police de Paris ordonne un couvre-feu qui s’applique aux seuls Français-musulmans. Autant dire, qu’il s’agit là d’une véritable chasse au faciès. La fédération de France du FLN n’entend pas rester les bras croisés. Pour protester contre cette décision raciste, elle décide d’une manifestation à laquelle devront participer tous les Algériens valides. Pacifiquement, des hommes mais aussi des femmes et des enfants vont se mettre en marche. Debout, au cœur de Paris, ils viennent dire NON. La répression sera impitoyable. Une date : 17 octobre 1961. » (4ème de couverture)
« Cette bande dessinée très sombre (dans le choix des couleurs mais également de l’histoire tragique) est préfacée par Benjamin Stora qui en 4 pages analyse les événements du 17 octobre 1961 et de la guerre d’Algérie. Rien que pour cette présentation historique cette BD a de l’intérêt. » bdgest.
« Didier Daeninckx a déjà écrit le livre « Meurtres pour mémoire » qui tourne essentiellement autour des événements du 17 octobre 1961. Cette fois-ci, il donne du texte aux dessins de Mako. Didier Daeninckx est un écrivain engagé, plutôt d’extrême gauche qui par le biais de ses livres dénonce la guerre d’Algérie, le négationnisme, la collaboration, etc. »
« Vince »/ »Mohand » est un jeune français d’origine algérienne qui joue dans un groupe de rock. Lors des répétitions, il doit veiller à partir avant le couvre-feu sous peine d’être arrêté par la police. Son père compte sur lui pour participer à la manifestation pacifique du 17 octobre mais le même jour a lieu dans la soirée un tremplin de rock. Il participe au début de la manifestation puis s’engage vers le métro, voit par hasard de loin sa petite sœur dans un wagon et se dirige vers la salle de concert où il jouera avec son groupe. A la fin du spectacle il quitte brutalement les musiciens suite à des blagues douteuses sur les algérien-nes qui sont en train de se faire tabasser dans la rue. En rentrant chez ses parents, il apprend que son père a été blessé légèrement et que sa sœur n’est pas encore rentrée, ni le lendemain… »
« Je reste malheureusement sur ma faim avec cette BD, elle se lit en 30 minutes ! Le scénario n’est pas transcendant mais reste intéressant car c’est un témoignage sur une période sombre de l’histoire : la colonisation française en Algérie et la guerre d’Algérie. »bdgest
Le film d’animation
« Octobre noir » Aurel et Florence Corre
Au milieu du déni officiel des « événements » du 17 octobre 1961, un remarquable court métrage d’animation fait revivre cette soirée tragique au cours de laquelle quelque 300 manifestants algériens furent tués par la police…
Par Gaspard Dhellemmes, le 17 octobre 2011, https://www.nouvelobs.com
Cette œuvre née de la rencontre de Florence Corre, une artiste indépendante, et Aurel, un dessinateur de presse (bien connu des riverains de Rue89), devrait permettre, selon l’historien Jean-Luc Einaudi qui a apporté son soutien au projet, de « toucher un nouveau public », cinquante ans après les faits.
Aurel, de son vrai nom Aurélien Froment, est un dessinateur de presse. Il a notamment signé avec Renaud Dély le livre « Sarkozy et ses femmes ». Il explique la genèse du projet.
De quoi ça parle?
Aurel : « 17 octobre 1961 à Paris. Cinq jeunes Algériens et trois jeunes Français sont en route pour manifester pacifiquement contre le couvre-feu instauré par le préfet de police Maurice Papon.
Cette manifestation est l’occasion pour les Algériens de montrer leur volonté de dignité. Pour Malek, le protagoniste, elle est signe d’espoir d’un avenir pour sa génération en France. Saïd, le copain de Malek, y trouve l’occasion d’exprimer sa frustration.
Les trois Français, eux, manifestent pour une France respectant sa devise républicaine. Tous se lancent, confiants, dans les rues de Paris, sûr de leurs droits de l’homme. »
D’où ça vient ?
Aurel : « Le projet vient de la scénariste Florence Corre. Elle a lu en 2001 un article dans Le Monde sur le témoignage d’un policier qui avait violenté un homme qu’il prenait pour un Algérien. Elle a commencé à écrire un scénario à partir de ces événements.
Elle avait vu mon travail dans la revue XXI dans laquelle j’avais réalisé deux reportages en images. Elle avait aimé le côté réaliste de mes dessins. J’ai accepté de me joindre au projet. »
La bande annonce
Teaser du film Octobre Noir d’Aurel. La Fabrique de Production
Aurel : « La musique est d’Ibrahim Maalouf. Nous sommes très fiers qu’il ait accepté de participer au film. L’ambiance de son premier disque est très cinématographique. Sa musique est au croisement de trois ambiances qu’on voulait pour “ Octobre noir ” : le jazz, la musique orientale et l’électro.
Le teaser commence sur la récitation d’un poème que dit Malek, l’un des personnages principaux du film. C’est la première chose qu’a écrite Florence quand elle s’est lancée dans le projet.
On voit une scène de Paris, puis la foule qui grossit. J’ai voulu signifier le caractère pacifique de la manifestation en montrant ce landau qui traverse la foule.
La foule qui avance a été très dure à dessiner, l’animatrice y a passé beaucoup de temps. Le blanc de la foule est là pour rappeler sa neutralité. »
Florence Corre, pour sa part, reprend un extrait du livre de Jean-Luc Einaudi (« La Bataille de paris », éd. du Seuil, 1991) qui l’a inspirée, et conclut :
« Les victimes de ce massacre avaient été choisies en fonction de critères racistes, en l’occurrence l’apparence physique, le faciès. Je qualifiais cela de crime contre l’humanité.
Ce crime commis par la police française sous la tutelle de Maurice Papon n’a jamais été officiellement reconnu par le Sénat et l’Assemblée nationale. Ce film est un nouvel appel pour mettre le gouvernement français devant les faits accomplis. »
Des liens parmi d’autres pour plus d’information
http://17octobre1961.free.fr/pages/Histoire.htm#memoire
http://17octobre1961.free.fr/pages/dossiers/biblio.htm
https://blogs.mediapart.fr/tenk/blog/181017/ici-noie-les-algeriens-17-octobre-1961
https://blogs.mediapart.fr/gilles-manceron/blog/161017/du-nouveau-sur-le-17-octobre-1961