Terre des Hommes ou Wind, Sand and Stars

Antoine de Saint Exupéry

« […] Terre des hommes est une suite de chroniques mettant en scène des personnages que l’auteur a rencontrés, célébrés pour les uns — Mermoz, Guillaumet —, obscurs pour les autres, mais dont aucun ne relève de la fiction romanesque. Malgré l’Académie française qui lui accordera en 1939 son Grand Prix du roman, Terre des hommes n’a rien d’un roman. Ce qui n’exclut nullement ces embryons d’intrigue qui entretiennent l’émotion du lecteur. Mais l’intrigue ne peut déboucher sur l’attente ; son dénouement est connu avant que ne commence le récit. Chacun sait que Mermoz s’est englouti dans l’Atlantique. Chacun a assisté, grâce aux journaux, à la résurrection de Guillaumet perdu dans les neiges des Andes. Et nul n’ignore que lui a échappé à son accident dans le désert, puisque c’est Saint-Exupéry qui relate cet accident. On ne saurait mieux donner congé aux angoisses de l’incertitude, à l’avidité de connaître le mot de la fin.

Les thèmes, si développés à propos de Saint-Exupéry, de l’action en commun, de la camaraderie, de la solidarité, de la responsabilité ne sont que des projections morales, dont nous tenons ici l’origine proprement visionnaire. « Terre des hommes » : le titre français traduit bien l’ambition qui était encore souterraine dans « Vol de nuit ». « Wind, Sand and Stars » : le titre américain rappelle l’obsession des matières. Ces titres sont complémentaires. « Du vent, du sable et des étoiles », dit la menace qu’il importe de ne jamais sous-estimer, celle qu’affrontent essentiellement des hommes voués à une activité peu commune, pionniers des lignes aériennes, navigateurs solitaires, explorateurs des sables ou des déserts.

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Terre des hommes dit la visée que le penseur se doit de poursuivre, et qui concerne chacun d’entre nous. Le mouvement du livre lui-même, qui regroupe des textes étages sur plusieurs années, accuse entre ces termes l’évolution de la réflexion. Mermoz, Guillaumet, les premiers chapitres restent liés aux individus d’exception : aristocratie solitaire. La suite se débarrasse du chant suspect de l’héroïsme, s’ouvre à la collectivité. Par un réel sursaut de la pensée, Saint-Exupéry se délivre de la question de sa propre jeunesse — comment puis-je échapper à la médiocrité ? Ce qui est encore une question d’homme seul — pour s’élever à cette autre question : comment l’enfant d’ouvriers émigrés peut-il, lui aussi, en dehors des trompettes de l’exploit, se réaliser ? La réponse est claire : l’individu, dans son insularité, y échoue. Seule y pourvoit l’inscription dans un ensemble qui l’enveloppe. Et cet ensemble prend le visage de réalités quotidiennement vécues, paisiblement éprouvées : une culture, un pays, une maison. À une éthique solitaire a succédé une éthique de la participation et de la responsabilité. L’effort de Terre des hommes tient aussi dans une réflexion plus souple à cet égard et touche à son couronnement lorsqu’apparaît, à la fin du livre, l’image de Mozart enfant. Ce qui triomphe en lui, c’est l’équilibre de la rigueur logique et de l’irrationnelle inspiration, c’est la mathématique dont la musique suit la nécessité et l’initiative rêveuse dont elle procède. 

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C’est encore l’harmonie de la nuit et de la clarté, des facultés diurnes de la raison et des facultés nocturnes de l’imaginaire qui, désormais, pour Saint-Exupéry, définit l’esprit. Définition de poète, bien sûr. Mais cette définition s’accompagne d’angoisse et non de triomphe. «Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme.» Telle est la dernière phrase de Terre des hommes. La synthèse des qualités que représente Mozart enfant précise la notion d’Esprit. Mais elle sonne comme un cri d’alarme. Car, pour que l’Esprit souffle sur la glaise, il faut qu’il conserve lui-même assez d’oxygène pour respirer. Le peut-il dans l’Allemagne hitlérienne, l’Italie mussolinienne, l’Espagne franquiste, la Russie de Staline ? Et les démocraties occidentales conservent-elles assez d’énergie créatrice pour le favoriser ? C’est notre langage qui est enjeu. Les langages hérités ont conduit à l’exclusive, aux ghettos, à la haine. «Il faudrait un nouveau langage», telle est l’exigence de Terre des hommes. Or, fonder un langage et le faire admettre exige du temps. Au moins peut-on énumérer ce que l’on se doit de refuser. Refus des simplifications réductrices qui cristallisent tout le malheur des hommes sur une collectivité désignée comme coupable et qui déclenchent les chasses aux sorcières. Refus des mystiques guerrières mais également refus du culte de l’objet qui abâtardit les individus en producteurs-consommateurs. Respect de l’homme saisi dans son devenir, dans la pluralité de ses cultures, dans leur universalité. D’où le cri d’angoisse : «Qui va naître?» Aujourd’hui encore, la question reste posée […] » (« La création chez Saint-Exupéry », Michel Quesnel Études littéraires , vol. 33, n° 2, 2001, p. 13-26)

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Extraits aléatoires et non chronologiques de Terre des Hommes

Nous saurons, quand viendra le jour, que nous avons tamponné presque tangentiellement une pente douce au sommet d’un plateau désert. Au point d’impact un trou dans le sable ressemble à celui d’un soc de charrue. L’avion, sans culbuter, a fait son chemin sur le ventre avec une colère et des mouvements de queue de reptile. À deux cent soixante-dix kilomètre-heure il a rampé. Nous devons sans doute notre vie à ces pierres noires et rondes, qui roulent librement sur le sable et qui ont formé plateau à billes.

Réservoirs d’essence, réservoirs d’huile sont crevés. Nos réserves d’eau le sont aussi. Le sable a tout bu. Nous retrouvons un demi-litre de café au fond d’un thermos pulvérisé, un quart de litre de vin blanc au fond d’un autre. Nous filtrons ces liquides et nous les mélangeons. Nous retrouvons aussi un peu de raisin et une orange. Mais je calcule : « En cinq heures de marche, sous le soleil, dans le désert, on épuise ça… »

« J’arpentais un sable infiniment vierge. J’étais le premier à faire ruisseler, d’une main dans l’autre, comme un or précieux, cette poussière de coquillages. Le premier à troubler ce silence. Sur cette sorte de banquise polaire qui, de toute éternité, n’avait pas formé un seul brin d’herbe, j’étais, comme une semence apportée par les vents, le premier témoignage de la vie. Une étoile luisait déjà et je la contemplai. Je songeai que cette surface blanche était restée offerte aux astres seuls depuis des centaines de milliers d’années. Nappe tendue immaculée sous le ciel pur. Et je reçus un coup au cœur, ainsi qu’au seuil d’une grande découverte, quand je découvris sur cette nappe, à quinze ou vingt mètres de moi, un caillou noir. Je reposais sur trois cents mètres d’épaisseur de coquillages. L’assise énorme, tout entière, s’opposait, comme une preuve péremptoire, à la présence de toute pierre. Des silex dormaient peut-être dans les profondeurs souterraines, issus des lentes digestions du globe, mais quel miracle eût fait remonter l’un d’entre eux jusqu’à cette surface trop neuve ? Le cœur battant, je ramassai donc ma trouvaille : un caillou dur, noir, de la taille du poing, lourd comme du métal, et coulé en forme de larme. »

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« Une nappe tendue sous un pommier ne peut recevoir que des pommes, une nappe tendue sous les étoiles ne peut recevoir que des poussières d’astres : jamais aucun aérolithe n’avait montré avec une telle évidence son origine. »

« Mais le plus merveilleux était qu’il y eût là, debout sur le dos rond de la planète, entre ce linge aimanté et ces étoiles, une conscience d’homme dans laquelle cette pluie pût se réfléchir comme dans un miroir. Sur une assise de minéraux un songe est un miracle. Et je me souviens d’un songe. Échoué ainsi une autre fois dans une région de sable épais, j’attendais l’aube. Les collines d’or offraient à la lune leur versant lumineux, et des versants d’ombre montaient jusqu’aux lignes de partage de la lumière. Sur ce chantier désert d’ombre et de lune, régnait une paix de travail suspendu, et aussi un silence de piège, au cœur duquel je m’endormis. »

« Quand je me réveillai, je ne vis rien que le bassin du ciel nocturne, car j’étais allongé sur une crête, les bras en croix et face à ce vivier d’étoiles. N’ayant pas compris encore quelles étaient ces profondeurs, je fus pris de vertige, faute d’une racine à quoi me retenir, faute d’un toit, d’une branche d’arbre entre ces profondeurs et moi, déjà délié, livré à la chute comme un plongeur. Mais je ne tombai point. De la nuque aux talons, je me découvrais noué à la terre. J’éprouvais une sorte d’apaisement à lui abandonner mon poids. La gravitation m’apparaissait souveraine comme l’amour. »

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« Ici, je ne possédais plus rien au monde. Je n’étais rien qu’un mortel égaré entre du sable et des étoiles, conscient de la seule douceur de respirer… Et cependant, je me découvris plein de songes. Ils me vinrent sans bruit, comme des eaux de source, et je ne compris pas, tout d’abord, la douceur qui m’envahissait. Il n’y eut point de voix, ni d’images, mais le sentiment d’une présence, d’une amitié très proche et déjà à demi devinée. Puis, je compris et m’abandonnai, les yeux fermés, aux enchantements de ma mémoire. »

« Je ne sais pas ce qui se passe en moi. Cette pesanteur me lie au sol quand tant d’étoiles sont aimantées. Une autre pesanteur me ramène à moi-même. Je sens mon poids qui me tire vers tant de choses ! Mes songes sont plus réels que ces dunes, que cette lune, que ces présences. Ah ! le merveilleux d’une maison n’est point qu’elle vous abrite ou vous réchauffe, ni qu’on en possède les murs. Mais bien qu’elle ait lentement déposé en nous ces provisions de douceur. Qu’elle forme, dans le fond du cœur, ce massif obscur dont naissent, comme des eaux de source, les songes…

Mon Sahara, mon Sahara, te voilà tout entier enchanté par une fileuse de laine ! »

Il était, quelque part, un parc chargé de sapins noirs et de tilleuls, et une vieille maison que j’aimais. Peu importait qu’elle fût éloignée ou proche, qu’elle ne pût ni me réchauffer dans ma chair ni m’abriter, réduite ici au rôle de songe : il suffisait qu’elle existât pour remplir ma nuit de sa présence. Je n’étais plus ce corps échoué sur une grève, je m’orientais, j’étais l’enfant de cette maison, plein du souvenir de ses odeurs, plein de la fraîcheur de ses vestibules, plein des voix qui l’avaient animée. Et jusqu’au chant des grenouilles dans les mares qui venait ici me rejoindre. J’avais besoin de ces mille repères pour me reconnaître moi-même, pour découvrir de quelles absences était fait le goût de ce désert, pour trouver un sens à ce silence fait de mille silences, où les grenouilles même se taisaient.

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« Couché près de notre feu nocturne je regarde ce fruit lumineux et je me dis : «Les hommes ne savent pas ce qu’est une orange…» Je me dis aussi : «Nous sommes condamnés et encore une fois cette certitude ne me frustre pas de mon plaisir. Cette demi-orange que je serre dans la main m’apporte une des plus grandes joies de ma vie...» Je m’allonge sur le dos, je suce mon fruit, je compte les étoiles filantes. Me voici, pour une minute, infiniment heureux. Et je me dis encore : «Le monde dans l’ordre duquel nous vivons, on ne peut pas le deviner si l’on n’y est pas enfermé soi-même.» Je comprends aujourd’hui seulement la cigarette et le verre de rhum du condamné. Je ne concevais pas qu’il acceptât cette misère. Et cependant il y prend beaucoup de plaisir. On imagine cet homme courageux s’il sourit. Mais il sourit de boire son rhum. On ne sait pas qu’il a changé de perspective et qu’il a fait, de cette dernière heure, une vie humaine. »

« Les promesses de l’Ouest ne sont que mensonges. J’ai viré plein Nord. Le Nord est rempli, lui, au moins par le chant de la mer. Ah ! Cette crête franchie, l’horizon s’étale. Voici la plus belle cité du monde. – Tu sais bien que c’est un mirage… Je sais très bien que c’est un mirage. On ne me trompe pas, moi ! Mais s’il me plaît, à moi, de m’enfoncer vers un mirage ? S’il me plaît, à moi, d’espérer ? S’il me plaît d’aimer cette ville crénelée et toute pavoisée de soleil ? S’il me plaît de marcher tout droit, à pas agiles, puisque je ne sens plus ma fatigue, puisque je suis heureux… Prévot et son revolver, laissez-moi rire ! Je préfère mon ivresse. Je suis ivre. Je meurs de soif ! Le crépuscule m’a dégrisé. Je me suis arrêté brusquement, effrayé de me sentir si loin. Au crépuscule le mirage meurt. L’horizon s’est déshabillé de sa pompe, de ses palais, de ses vêtements sacerdotaux. C’est un horizon de désert. »

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« De cette journée-là, je ne me souviens plus. Je ne me souviens que de ma hâte. Ma hâte vers n’importe quoi, vers ma chute. Je me rappelle aussi avoir marché en regardant la terre, j’étais écœuré par les mirages. De temps en temps, nous avons rectifié à la boussole notre direction. Nous nous sommes aussi étendus parfois pour souffler un peu. J’ai aussi jeté quelque part mon caoutchouc que je conservais pour la nuit. Je ne sais rien de plus. Mes souvenirs ne se renouent qu’avec la fraîcheur du soir. Moi aussi j’étais comme du sable, et tout, en moi, s’est effacé. »

« Il me semble que les fontaines et les fruits m’offrent déjà des images moins déchirantes. J’oublie le rayonnement de l’orange, comme il me semble avoir oublié mes tendresses. Déjà peut-être j’oublie tout. »

« On fait un travail d’homme et l’on connaît des soucis d’homme. On est en contact avec le vent, avec les étoiles, avec la nuit, avec le sable, avec la mer. On ruse avec les forces naturelles. On attend l’aube comme le jardinier attend le printemps. On attend l’escale comme une terre promise, et l’on cherche sa vérité dans les étoiles. »

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« Et voici que, sans hâte, il a amorcé un quart de tour. À la seconde même où il se pésentera de face, tout sera accompli. À la seconde même où il regardera vers nous, il aura déjà effacé en nous la soif, la mort et les mirages. Il a amorcé un quart de tour qui, déjà, change le monde. Par un mouvement de son seul buste, par la promenade de son seul regard, il crée la vie, et il me paraît semblable à un dieu… C’est un miracle… Il marche vers nous sur le sable, comme un dieu sur la mer… »

« L’Arabe nous a simplement regardés. Il a pressé, des mains, sur nos épaules, et nous lui avons obéi. Nous nous sommes étendus. Il n’y a plus ici ni races, ni langages, ni divisions… Il y a ce nomade pauvre qui a posé sur nos épaules des mains d’archange. Nous avons attendu, le front dans le sable. Et maintenant, nous buvons à plat ventre, la tête dans la bassine, comme des veaux. Le Bédouin s’en effraye et nous oblige, à chaque instant, à nous interrompre. Mais dès qu’il nous lâche, nous replongeons tout notre visage dans l’eau. »

Touareg Françoise GisclardBuy art on Artmajeur

« Eau, tu n’as ni goût, ni couleur, ni arôme, on ne peut pas te définir, on te goûte, sans te connaître. Tu n’es pas nécessaire à la vie : tu es la vie. Tu nous pénètres d’un plaisir qui ne s’explique point par les sens. Avec toi rentrent en nous tous les pouvoirs auxquels nous avions renoncé. Par ta grâce, s’ouvrent en nous toutes les sources taries de notre cœur. Tu es la plus grande richesse qui soit au monde, et tu es aussi la plus délicate, toi si pure au ventre de la terre. On peut mourir sur une source d’eau magnésienne. On peut mourir à deux pas d’un lac d’eau salée. On peut mourir malgré deux litres de rosée qui retiennent en suspens quelques sels. Tu n’acceptes point de mélange, tu ne supportes point d’altération, tu es une ombrageuse divinité… Mais tu répands en nous un bonheur infiniment simple. »

« L’eau qui vaut son poids d’or, l’eau dont la moindre goutte tire du sable l’étincelle verte d’un brin d’herbe. S’il a plu quelque part, un grand exode anime le Sahara. Les tribus montent vers l’herbe qui poussera trois cents kilomètres plus loin… »

« Quant à toi qui nous sauves, Bédouin de Libye, tu t’effaceras cependant à jamais de ma mémoire. Je ne me souviendrai jamais de ton visage. Tu es l’Homme et tu m’apparais avec le visage de tous les hommes à la fois. Tu ne nous as jamais dévisagés et déjà tu nous as reconnus. Tu es le frère bien-aimé. Et, à mon tour, je te reconnaîtrai dans tous les hommes. Tu m’apparais baigné de noblesse et de bienveillance, grand seigneur qui as le pouvoir de donner à boire. Tous mes amis, tous mes ennemis en toi marchent vers moi, et je n’ai plus un seul ennemi au monde. »

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« Ils se taisaient, ils assistaient graves, muets, à ce déroulement d’un mystère solennel. Ce qui croulait ainsi, hors du ventre de la montagne, c’était la vie, c’était le sang même des hommes. Le débit d’une seconde eût ressuscité des caravanes entières, qui, ivres de soif, s’étaient enfoncées, à jamais, dans l’infini des lacs de sel et des mirages. Dieu, ici, se manifestait : on ne pouvait pas lui tourner le dos. Dieu ouvrait ses écluses et montrait sa puissance : les trois Maures demeuraient immobiles. »

« Une fois de plus, j’ai côtoyé une vérité que je n’ai pas comprise. Je me suis cru perdu, j’ai cru toucher le fond du désespoir et, une fois le renoncement accepté, j’ai connu la paix. Il semble à ces heures-là que l’on se découvre soi-même et que l’on devienne son propre ami. Plus rien ne saurait prévaloir contre un sentiment de plénitude qui satisfait en nous je ne sais quel besoin essentiel que nous ne nous connaissions pas. »

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« Que nous importent les doctrines politiques qui prétendent épanouir les hommes, si nous ne connaissons d’abord quel type d’homme elles épanouiront. Qui va naître ? Nous ne sommes pas un cheptel à l’engrais, et l’apparition d’un Pascal pauvre pèse plus lourd que la naissance de quelques anonymes prospères. L’essentiel, nous ne savons pas le prévoir. Chacun de nous a connu les joies les plus chaudes là où rien ne les promettait. Elles nous ont laissé une telle nostalgie que nous regrettons jusqu’à nos misères, si nos misères les ont permises. Nous avons tous goûté, en retrouvant des camarades, l’enchantement des mauvais souvenirs. »

« Que savons-nous, sinon qu’il est des conditions inconnues qui nous fertilisent ? Où loge la vérité de l’homme ? La vérité, ce n’est point ce qui se démontre. Si dans ce terrain, et non dans un autre, les orangers développent de solides racines et se chargent de fruits, ce terrain-là c’est la vérité des orangers. Si cette religion, si cette culture, si cette échelle des valeurs, si cette forme d’activité et non telles autres, favorisent dans l’homme cette plénitude, délivrent en lui un grand seigneur qui s’ignorait, c’est que cette échelle des valeurs, cette culture, cette forme d’activité, sont la vérité de l’homme. La logique ? Qu’elle se débrouille pour rendre compte de la vie. »

« Mais voici qu’aujourd’hui nous avons éprouvé la soif. Et ce puits que nous connaissions, nous découvrons, aujourd’hui seulement, qu’il rayonne sur l’étendue. Une femme invisible peut enchanter ainsi toute une maison. Un puits porte loin, comme l’amour. »

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« Certes les vocations aident l’homme à se délivrer : mais il est également nécessaire de délivrer les vocations. Nuits aériennes, nuits du désert… ce sont là des occasions rares, qui ne s’offrent pas à tous les hommes. Et cependant, quand les circonstances les animent, ils montrent tous les mêmes besoins. Je ne m’écarte point de mon sujet si je raconte une nuit d’Espagne qui, là-dessus, m’a instruit. J’ai trop parlé de quelques-uns et j’aimerais parler de tous. »

« Que trouvais-tu ici, sergent, qui t’apportât le sentiment de ne plus trahir ta destinée ? Peut-être ce bras fraternel qui souleva ta tête endormie, peut-être ce sourire tendre qui ne plaignait pas, mais partageait ? « Eh ! Camarade… » Plaindre, c’est encore être deux. C’est encore être divisé. Mais il existe une altitude des relations où la reconnaissance comme la pitié perdent leur sens. C’est là que l’on respire comme un prisonnier délivré. »

« Liés à nos frères par un but commun et qui se situe en dehors de nous, alors seulement nous respirons et l’expérience nous montre qu’aimer ce n’est point nous regarder l’un l’autre mais regarder ensemble dans la même direction. Il n’est de camarades que s’ils s’unissent dans la même cordée, vers le même sommet en quoi ils se retrouvent. Sinon pourquoi, au siècle même du confort, éprouverions-nous une joie si pleine à partager nos derniers vivres dans le désert ? »

« La vérité pour l’homme, c’est ce qui fait de lui un homme. Quand celui-là qui a connu cette dignité des rapports, cette loyauté dans le jeu, ce don mutuel d’une estime qui engage la vie, compare cette élévation, qui lui fut permise, à la médiocre bonhomie du démagogue qui eût exprimé sa fraternité aux mêmes Arabes par de grandes claques sur les épaules, les eût flattés mais en même temps humiliés, celui-là n’éprouvera à votre égard, si vous raisonnez contre lui, qu’une pitié un peu méprisante. Et c’est lui qui aura raison. »

« Nous voulons être délivrés. Celui qui donne un coup de pioche veut connaître un sens à son coup de pioche. Et le coup de pioche du bagnard, qui humilie le bagnard, n’est point le même que le coup de pioche du prospecteur, qui grandit le prospecteur. Le bagne ne réside point là où des coups de pioche sont donnés. Il n’est pas d’horreur matérielle. Le bagne réside là où des coups de pioche sont donnés qui n’ont point de sens, qui ne relient pas celui qui les donne à la communauté des hommes. »

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« Quand passent les canards sauvages à l’époque des migrations, ils provoquent de curieuses marées sur les territoires qu’ils dominent. Les canards domestiques, comme attirés par le grand vol triangulaire, amorcent un bond inhabile. L’appel sauvage a réveillé en eux je ne sais quel vestige sauvage. Et voilà les canards de la ferme changés pour une minute en oiseaux migrateurs. Voilà que dans cette petite tête dure où circulaient d’humbles images de mare, de vers, de poulailler, se développent les étendues continentales, le goût des vents du large, et la géographie des mers. L’amiral ignorait que sa cervelle fût assez vaste pour contenir tant de merveilles, mais le voilà qui bat des ailes, méprise le grain, méprise les vers et veut devenir canard sauvage. »

« Je m’assis en face d’un couple. Entre l’homme et la femme, l’enfant, tant bien que mal, avait fait son creux, et il dormait. Mais il se retourna dans le sommeil, et son visage m’apparut sous la veilleuse. Ah ! quel adorable visage ! Il était né de ce couple-là une sorte de fruit doré. Il était né de ces lourdes hardes cette réussite de charme et de grâce. Je me penchai sur ce front lisse, sur cette douce moue des lèvres, et je me dis : voici un visage de musicien, voici Mozart enfant, voici une belle promesse de la vie. Les petits princes des légendes n’étaient point différents de lui : protégé, entouré, cultivé, que ne saurait-il devenir ! Quand il naît par mutation dans les jardins une rose nouvelle, voilà tous les jardiniers qui s’émeuvent. On isole la rose, on cultive la rose, on la favorise. Mais il n’est point de jardinier pour les hommes. Mozart enfant sera marqué comme les autres par la machine à emboutir […]. »

« Quand nous prendrons conscience de notre rôle, même le plus effacé, alors seulement nous serons heureux. Alors seulement nous pourrons vivre en paix et mourir en paix, car ce qui donne un sens à la vie donne un sens à la mort. »

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« Seul l’Esprit, s’il souffle sur la glaise, peut créer l’Homme. »

Ressources

-Antoine de Saint-Exupéry, Terre des hommes, La Bibliothèque électronique du Québec, Collections Classiques du 20ème siècle Volume 46 : version 1.0 

-http://id.erudit.org/iderudit

-Illustrations: 1-Le Parisien/2-Portail vers l’éveil/3-Expo TV83/4-The little prince.com/5-L’Amandier/6-Place des vacances/7-Le Tassili N’najjer/8-ALG24/9-Retronews/10-Touareg, Françoise Gisclard, Artmajeur/11-Aquarelle Marthe Thiboutot, Pinterest/12-Puits dans le désert, Visoterra/13-mimibuzz.com/14-Viago/15-Le petit prince, IMDb